Le Sucre

Serge Ahmed :

a soutenue sa thèse de Doctorat en 1995 sur le rôle du conditionnement Pavlovien dans les addictions aux drogues. Il a ensuite orienté ses recherches postdoctorales vers l’étude des bases neurobiologiques des transitions usage-addiction et abstinence-rechute (Laboratoire du Pr George Koob, The Scripps Research Institute, La Jolla, Californie). Depuis son recrutement au CNRS, en décembre 1999, ses recherches portent principalement sur la neurobiologie des addictions et allient des modèles expérimentaux très originaux à des outils d’enregistrement et de manipulation de l’activité neuronale de pointe.

Son exposé lors du colloque ATHS sur « l’Addiction au sucre » est absolument fascinante. A voir et à partager sans modération !

 

La Méthadone

Mary Jeanne Kreek :

est neurobiologiste, spécialisée dans l’étude et le traitement de la toxicomanie. Elle est professeur à l’Université Rockefeller de New York, et l’une des pionnières des traitements à base de méthadone aux Etats-Unis.

Intervention video en 4 parties lors du colloque ATHS

suivi de

Entretien dans le journal Suisse « Le Temps »

 




Eclairage. Légales ou illégales, les drogues changent notre cerveau.

Qu’est-ce qui fait que les drogues nous séduisent si facilement et si durablement?
La réponse du bon sens est qu’elles nous procurent, chacune à sa manière, un bien-être accru qu’il devient, à la longue, difficile de maintenir sans y recourir toujours plus fréquemment. Les découvertes récentes de la neurobiologie permettent à la fois d’étayer et de nuancer cette réponse. Vu du laboratoire, le phénomène des dépendances reste extrêmement complexe. Mais en le comprenant mieux on apprend à ne pas lui donner des réponses inefficaces, voire contre-productives. C’est ce qu’explique Mary Jeanne Kreek, professeur à l’Université Rockefeller de New York et l’une des pionnières des traitements à base de méthadone aux Etats-Unis.

«Aujourd’hui, argumente-t-elle, tout le monde est plus ou moins d’accord pour considérer que l’héroïnomanie est une maladie. Mais pendant longtemps, on a considéré qu’il s’agissait d’un vice, d’un comportement antisocial. On lui a donc opposé des «remèdes» éducatifs ou répressifs qui ne résolvaient rien puisqu’ils ne donnaient pas de réponse au problème central des personnes dépendantes de l’héroïne, à savoir que leur métabolisme cérébral est perturbé par la consommation de drogue.»

Que sait-on aujourd’hui des mécanismes d’action de l’héroïne?

On a réussi dans les vingt dernières années à prouver scientifiquement un certain nombre d’hypothèses que nous formulions déjà entre 1964 et 1970. La première est qu’il existe dans le corps humain une fabrication endogène de molécules comparables dans leur action aux opiacés. Ces molécules agissent sur le contrôle de la douleur et influencent notre réponse au stress. Elles ont également un effet sur notre système gastro-intestinal, sur nos réponses immunitaires et sur les fonctions reproductives. L’héroïne et la morphine agissent sur ce système.

Est-ce une spécificité des opiacés?

Non : le tabac, la cocaïne et l’alcool ont en commun avec les opiacés d’agir à la fois sur nos mécanismes de contrôle de la douleur et du plaisir et sur notre réponse au stress. Mais cette action varie de cas en cas. Une situation de stress déclenche dans l’organisme la décharge d’hormones spécifiques. La prise d’héroïne atténue cette réponse, qui réapparaît de façon très aiguë au moment du sevrage. Si vous tenez compte du fait que l’héroïne a une très brève durée de vie dans l’organisme et qu’un héroïnomane traverse plusieurs sevrages par jour, cela vous donne une idée du traitement en dents de scie qui est infligé à son métabolisme. A l’inverse, la cocaïne, comme d’ailleurs l’alcool, accentue la réaction au stress. Si l’on répète les prises, l’effet s’émousse, ce qui explique qu’il faille consommer davantage de produit pour obtenir le même effet stimulant. Mais il y a plus important: chez des animaux auxquels on injecte des doses régulières d’héroïne ou de cocaïne, on constate des modifications durables du métabolisme.

Répondre à la toxicomanie par l’injonction à l’abstinence est donc une réponse inappropriée?

C’est plus compliqué que ça. Nous disposons d’un produit qui permet de normaliser de façon satisfaisante les déséquilibres métaboliques induits par l’héroïne, c’est la méthadone. Il est absurde de contraindre à l’abstinence des personnes qui peuvent mener une vie parfaitement heureuse et intégrée en recevant de la méthadone. On en a fait l’expérience en 1973 aux Etats-Unis avec la publication de nouvelles règles fédérales sur les traitements à base de méthadone qui limitaient la durée de ces traitements à deux ans. De nombreuses personnes ont donc vu leur traitement interrompu. Cela a été fait dans les règles de l’art, en diminuant progressivement les doses, et sur le moment cela s’est très bien passé. Mais un an plus tard, 90% des patients ainsi sevrés s’étaient mis à consommer un autre psychotrope, de l’héroïne pour 70% d’entre eux… En 1976, la directive était supprimée.

Cela, c’est valable pour l’héroïne. Pour l’alcool, on obtient de bons résultats avec la naltrexone, qui est ce qu’on appelle un antagoniste de la morphine et semble compenser chez certains alcooliques les déséquilibres qui apparaissent au moment du sevrage. Pour la cocaïne, nous ne disposons pas d’un médicament comparable à la méthadone. Il faut dire que son mécanisme d’action est différent et plus complexe – mais il faut dire aussi que la stigmatisation qui frappe encore la toxicomanie n’encourage guère les grandes firmes pharmaceutiques à orienter la recherche dans cette direction. Quoi qu’il en soit, dans un tel cas, les groupes de soutien à l’abstinence, sur le modèle des alcooliques anonymes peuvent jouer un rôle précieux.

Sommes-nous égaux devant la drogue?

Certainement pas. D’abord, on peut penser au 10% de personnes qui, dans l’expérience américaine ont pu rester abstinentes après qu’on a mis fin abruptement à leur traitement par la méthadone : il est vraisemblable que ces personnes ne sont pas identiques sur le plan génétique aux 90% qui n’y sont pas parvenues… Plus généralement, on peut dire aujourd’hui que les maladies en général sont le résultat de nombreux facteurs dont une partie sont liés aux prédispositions génétiques du sujet et une autre partie à l’environnement. C’est également le cas des toxicomanies. Parmi les personnes qui deviennent dépendantes de l’héroïne, un nombre important présentait probablement un déséquilibre préexistant des mécanismes de gestion du stress. Certaines en souffraient sans doute, d’autres ne l’avaient pas remarqué mais tous ont lié, si l’on peut dire, une relation privilégiée avec l’héroïne. Pour la cocaïne, le facteur génétique est sans doute moins important. Mais quelle que soit son importance au début, ce facteur joue un rôle central dans le développement des toxicomanies. En effet, la prise continue d’une drogue entraîne une modification, non du programme génétique lui-même, mais de la façon dont il est exécuté dans l’organisme. Nous avons donc affaire à des phénomènes très complexes et il est important de leur donner une réponse médicale aussi professionnelle et adéquate que possible.

* Mary Jeanne Kreek, professeur à l’Université Rockefeller de New York, est l’une des spécialistes mondiales des dépendances.